Comprendre les troubles musculosquelettiques chez les danseurs : le rôle des muscles lombo-pelviens et de la compétence de mouvement

Justine Benoit-Piau, pht, Ph. D.1, récipiendaire d’une bourse de doctorat – concours OPPQ 2020, Nathaly Gaudreault, pht, Ph. D.1, Hugo Massé-Alarie, pht, Ph. D.2, Christine Guptill, erg., Ph. D.3, Sylvie Fortin, Ph. D.4, Mélanie Morin, pht, Ph. D.1

Date de mise en ligne : 2025

Introduction

Les danseurs sont parmi les athlètes qui se blessent le plus(1, 2). Ce sont 67 à 95 % des danseurs qui souffriront de troubles musculosquelettiques (TMS) en une seule saison(1–4). Ces TMS auront des conséquences importantes sur la santé physique et psychologique des danseurs, de même que sur la compagnie qui les emploie(3,5–7).

Malgré une incidence de TMS élevée, associée à des répercussions importantes sur leur carrière, très peu de facteurs y contribuant ont été étudiés chez les danseurs comparativement à d’autres populations d’athlètes. L’activation du muscle transverse de l’abdomen (TrA), la force des muscles aux membres inférieurs et la compétence de mouvements, c’est-à-dire la capacité à exécuter des mouvements fondamentaux sans compensation, sont des facteurs qui ont été identifiés comme étant liés à l’apparition de TMS chez d’autres athlètes présentant des douleurs et des blessures dans des régions anatomiques similaires aux danseurs. Ces facteurs pourraient donc également avoir un impact sur l’incidence de TMS chez les danseurs.

Objectif

L’objectif de cette étude était d’évaluer l’association entre l’incidence de TMS et 1) l’activation du TrA, 2) la force musculaire à la hanche et 3) la compétence de mouvements chez des danseurs de ballet et de danse contemporaine, de niveaux préprofessionnel et professionnel.

Méthodes

Participants

Ce sont 118 danseurs sains qui ont été recrutés. Ils devaient évoluer en ballet ou en danse contemporaine, être âgés de 16 ans et plus, être inscrits dans un programme préprofessionnel ou engagés dans une compagnie de danse, et danser au moins 10 heures par semaine.

Variables indépendantes

L’activation du TrA peut être évaluée de façon indirecte à l’aide de l’imagerie échographique (GE LOGIQ E, GE Healthcare, Milwaukee, Wisconsin, sonde linéaire de 13 MHz en mode B), en décubitus dorsal avec flexion des genoux à 90°(8,9). Cette méthode a été corrélée avec l’électromyographie (EMG) pour une activation de 12 à 23 % de la contraction volontaire, c’est-à-dire que plus le signal EMG augmente, plus le muscle épaissit à l’image échographique(8). De plus, cet outil a une excellente fidélité intra-évaluateur (ICC = 0,903)(9). Trois mesures bilatérales au repos et à l’activation ont été prises à la fin de l’expiration. Une mesure de l’épaisseur de la paroi abdominale (la somme de l’épaisseur des muscles oblique externe (OE), oblique interne (OI) et TrA) et de l’épaisseur du TrA ont été effectuées. Un ratio d’activation préférentiel a été calculé selon l’équation à la Figure 1.

Figure 1 : Formule pour le calcul du ratio d’activation préférentielle du TrA

La force des muscles à la hanche (fléchisseurs, extenseurs, abducteurs, adducteurs, rotateurs externes et internes) a été évaluée à l’aide d’un dynamomètre manuel sécurisé à l’aide d’une sangle. Trois mesures bilatérales ont été effectuées dans des positions et à l’aide de consignes standardisées pour permettre d’établir une moyenne(10). L’utilisation de positions standardisées et d’un dynamomètre ont fait en sorte que la force de l’évaluateur n’influence pas la force mesurée de l’athlète(10). Cette méthode a une bonne fidélité intra-évaluateur (ICC = 0,82 – 0,97)(10).

La compétence de mouvements a été évaluée à l’aide du Movement Competency Screen (MCS)(11–13). Il s’agit d’un outil évaluant cinq mouvements fondamentaux, le squat, le lunge and twist, le bend and pull, le push-up et le squat sur une jambe. Une note est attribuée selon la présence ou l’absence de compensations pendant le mouvement. Un score plus élevé représente une compétence de mouvements plus élevée. Cet outil a une bonne fidélité intra-évaluateur (ICC = 0,70 – 0,85)(11). Son score a également été lié à des composantes essentielles de la compétence de mouvements, soit l’activation des stabilisateurs lombopelviens et la force aux membres inférieurs(12). Le MCS est particulièrement intéressant, car il intègre différentes charges pour chacun des mouvements et permet d’évaluer les tâches effectuées lentement, rapidement, puis en plyométrie.

Variable dépendante

Le nombre d’épisodes de TMS pendant la saison, qui s’étend de septembre à mai, a été évalué à l’aide d’un journal de bord électronique hebdomadaire(14). Un épisode pouvait durer plusieurs semaines consécutives, lorsque le danseur indiquait avoir une douleur affectant sa capacité à danser. Si cette douleur disparaissait complètement pendant quatre semaines pour revenir par la suite, deux épisodes de TMS étaient comptés.

Analyses

Des régressions linéaires individuelles et multiples ont été utilisées afin d’évaluer la contribution des variables indépendantes à la variance du nombre d’épisodes de TMS pendant la saison. Le modèle de régressions multiples inclut les variables dont le seuil de signification était égal ou inférieur à 0,10. Chaque régression a été contrôlée pour les heures de danse pendant la saison, le sexe, l’âge, l’IMC, le fait d’être un danseur professionnel ou non, et le style de danse principal (ballet ou contemporain), puisque ces facteurs peuvent avoir un impact sur l’incidence de TMS. La méthodologie complète est présentée dans un autre article(15).

Résultats

Un total de 88 participants (abandon n = 10; exclusion en raison du nombre d’heures de danse par semaine < 10, n = 20) ont été analysés. Les danseurs étaient âgés de 20,7 ± 4,2 ans et avaient un indice de masse corporelle de 21,1 ± 2,6 kg/m2. Une majorité de femmes (77 %) ont été recrutées. Une majorité des danseurs avaient comme style principal le contemporain (58 %) et étaient préprofessionnels (83 %). Les danseurs avaient en moyenne 5,3 ± 4,2 épisodes de TMS pendant la saison. Les épisodes de TMS sont survenus essentiellement aux membres inférieurs (57 %), particulièrement au genou (13 %) et à la cheville (13 %). La région lombaire était touchée dans 8 % des cas de TMS, alors que la région thoracique l’était dans 10 % des cas. Les membres supérieurs et la région cervicale n’ont été que peu touchés (25 %).

Les régressions linéaires individuelles ont permis d’observer qu’un plus haut nombre d’épisodes de TMS était associé à une meilleure activation du TrA (b = 0,258, p = 0,033) et à une moindre force des rotateurs externes à la hanche (b = -0,535, p = 0,003). Une tendance vers un nombre plus élevé de TMS a également été associée à une moindre force des abducteurs (b = -0,260, p = 0,096) à la hanche. Finalement, le score au MCS n’a pas été associé au nombre de TMS pendant la saison (b = 0,180, p = 0,194).

Dans le modèle de régression multiple, afin d’éviter la multicolinéarité, seulement une des deux variables de force musculaire a été utilisée. L’activation du TrA et la force des rotateurs externes à la hanche pouvaient donc expliquer 25,4 % de la variance des épisodes de TMS pendant la saison (F = 4,066, p < 0,001), toujours en contrôlant pour les heures de danse.

Discussion

Cette étude a démontré que l’activation du TrA présentait une corrélation positive avec le nombre d’épisodes de TMS, alors que la force musculaire présentait plutôt une corrélation négative avec les épisodes de TMS. La capacité à exécuter des mouvements fondamentaux n’a pu être associée significativement à l’incidence de TMS.

L’association positive entre l’activation du TrA et le nombre de TMS peut sembler contre-intuitive. Pourtant, malgré le fait qu’un grand nombre d’études identifient une activation retardée et plus faible du TrA chez les personnes ayant des douleurs lombaires(16), deux revues systématiques n’ont pas pu démontrer clairement si des déficiences dans l’activation du TrA pouvaient prédire l’intensité de la douleur ou l’impact fonctionnel(17,18). De plus, il a même été démontré qu’une suractivation du TrA lors d’une flexion lombaire pouvait être présente dans la lombalgie chronique(19).

Quant à la force de la hanche, les résultats de cette étude sont en concordance avec la littérature, qui montre qu’elle pourrait être un facteur de protection pour les TMS chez les danseurs, particulièrement la force des abducteurs et des rotateurs externes(20).

L’utilisation du MCS comme outil de dépistage pré-saison a été contestée dans la littérature(13). Ceci pourrait s’expliquer par les différentes méthodes de cotation utilisées. Il est habituellement recommandé de coter en fonction du côté le plus faible, sur une échelle à 5 niveaux(13). Cependant, certains auteurs ont additionné les deux côtés ou ont utilisé une échelle à 3 niveaux, ce qui pourrait mener à une surestimation de la compétence de mouvements. L’échelle à 5 niveaux telle qu’utilisée dans la présente étude est la cotation à privilégier(13).

Les résultats de cette étude suggèrent que l’évaluation du TrA en position couchée et le MCS ne seraient pas assez spécifiques dans l’évaluation des danseurs. L’évaluation pré-saison des danseurs devrait être spécifique aux demandes de leur art.

Pour en savoir plus

Benoit-Piau J, Gaudreault N, Massé-Alarie H, Guptill C, Fortin S, Morin M. Understanding musculoskeletal disorders in dancers: The role of lumbopelvic muscles and movement competency. Physical Therapy in Sport. Volume 69, 2024, Pages 91-96, https://doi.org/10.1016/j.ptsp.2024.07.006

Références

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Auteurs

Justine Benoit-Piau, pht, Ph. D.1, récipiendaire d’une bourse de doctorat – concours OPPQ 2020, Nathaly Gaudreault, pht, Ph. D.1, Hugo Massé-Alarie, pht, Ph. D.2, Christine Guptill, erg., Ph. D.3, Sylvie Fortin, Ph. D.4, Mélanie Morin, pht, Ph. D.1

  1. École de réadaptation, Faculté de médecine et des sciences de la santé, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Canada
  2. Département de réadaptation, Faculté de médecine, Université Laval, Québec, Canada
  3. Faculté des sciences de la santé, Université d’Ottawa, Ottawa, Canada
  4. Département de danse, Département d’ergothérapie, Université du Québec à Montréal, Montréal, Canada
Justine Benoit-Piau

 

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